C'est une intervention d' Yvette Weisbecker, faite au cours de l' année 2013
C’est un exercice nécessaire et sain de réfléchir à ce que
furent les années passées, moments propices pour faire le point et rendre
hommage d’abord à ceux qui m’ont accompagnée au cours de ma vie.
Durant cinquante années, et jusqu’à sa mort en 2004, le
compagnon de tous les instants, était mon mari André. Jamais je n’eus besoin de
lui dire problèmes et interrogations il les savait dès l’instant où des
préoccupations m’assombrissaient.
Lorsque j’ai écrit ce livre, mon intention était
essentiellement de transmettre pour mes proches, le souvenir que je conserve de
la personnalité de mes parents. Jean Hertz eut l’’opportunité de le lire ;
c’est lui qui mit en œuvre son édition. Je lui en suis très reconnaissante.
Rendre hommage à Aria
Resnick et Anna Kleidmann m’était nécessité. Ces deux personnages portaient
en eux une lumière dont le rayonnement m’empêche de trébucher dans les obscurités
qui encombrent ma route, aujourd’hui encore.
Mon père fut un homme qui se révéla capable d’inventer sa
vie. Il fut l’auteur de son existence, du jour où il s’arracha au confort de la
vie dans sa famille, en Bielo-Russie, en 1905, choisissant l’incertaine
émigration parce qu’il s’agissait de se construire une autre vie en France, le
pays rêvé où serait possible une vie libérée du poids des à priori croisés du
peuple juif comme des non juifs de son environnement.
Maman le suivait, énergique, dévouée et lucide en toutes
circonstances.
Leur humanisme nous a marquées, ma sœur et moi. Les notions
de respect et d’amour étaient fondamentales de leur personnalité et de leur
culture. Toute petite fille, maman me conduisait au cimetière où je n’avais pas
le droit d’entrer. Je jouais devant la porte et elle m’expliquait qu’elle
devait s’occuper des tombes abandonnées, puisqu’elle ne pouvait aller sur les
tombes de sa famille, émouvant l’humble geste de fidélité au souvenir d’une
personne responsable.
Je leur sais gré de m’avoir appris à regarder les variations
insensibles de la lumière, à goûter le beau, le vrai, à tenir droit surtout
quand c’est difficile. Le Grand Invalide que mon père était devenu en 1918
s’était fait un devoir du déni de douleur en ce qui le concernait.
Si j’exprimais un souci : « Fais comme si
cela n’existait pas ». Remède indiscutable !
Les temps heureux, les temps paisibles ont pris fin avec la guerre.
Le temps de la douleur avec l’arrestation de maman le 13
août 1943 a commencé, qui ne me quitte pas.
Celui des
dénonciations honteuses a suivi. Mais alors, ensuite, nous est venu le temps de
rencontrer les gens d’exception grâce à qui ma sœur, mon beau-frère, leur bébé,
mon père et moi avons survécu ;
Famille Muller à Nancy, qui me cache le 19 Juillet 1942 lors
de la rafle que Monsieur Vigneron et Monsieur Marie avaient si courageusement
fait en partie avorter, la première alerte.
MAILLET, gendarme dans l’Indre, et la postière Madame
LENOIR, qui nous avertissent que le Brigadier GIVELET de Palluau sur Indre nous
dénonce, printemps 1943 le 12 Mars 1943.
Ernest Petit, greffier au Tribunal de Nancy, qui me serre
dans ses bras quand je viens d’entendre le Commandant de Gendarmerie de Nancy
me dire : « Je vous donne 48 heures pour disparaître ». Il
me dirige alors vers son ami Pierre André.
Pierre ANDRE, Brigadier de gendarmerie à TOUCY dans l’Yonne,
et Michel MARTIRE, secrétaire de mairie à Toucy, qui tous deux m’accueillent
fraternellement quand est devenu évident pour moi qu’il n’y a plus un endroit
où nous pouvons encore vivre.
J’ai eu l‘honneur de les faire reconnaître Justes Parmi les
Nations le 23 Novembre 2009 devant une nombreuse assistance, ces deux amis dont
le courage a fait que je suis parmi vous aujourd’hui.
Parmi l’univers de certitudes, de foi en l’homme, développé
par mes parents, s’il y avait une certitude dans l’éducation qu’ils m’avaient
donnée, c’était la fierté d’être française, le privilège suprême aux yeux de
mon père, le cadeau qu’il avait offert à ses enfants. Le sentiment de ma
dignité avait été grandement cultivé par eux, fierté d’être « Pupilles de
la Nation » ce qui me conférait le devoir d’en être digne et
reconnaissance d’en être..
J’ai donc vécu les mauvaises années 1940 à 1944 dans
l’indignation, la rage de l’humiliation.
L’exclusion de la vie
citoyenne m’avait été insupportable.
La douleur d’ignorer où était maman, de ne rien savoir la
concernant, me taraudait comme elle taraudait mon père et ma sœur.
A la Libération, que faire de ma citoyenneté retrouvée ?
Dérisoire inacceptable, l’idée de reprendre mes études ou
d’accepter ma réintégration à l’Education Nationale.
J’avais connu le
désespoir, la débâcle de toutes mes certitudes.
Servir était ma façon de survivre. J’avais à prendre ma
place dans le mouvement de large reconstruction à entreprendre.
L’annonce de la création de la Mission Française de
Rapatriement m’était apparue répondre à ma détresse, mon besoin et au premier
de mes devoirs : chercher maman.
Ma fonction de Chargée de Mission, seule militaire détachée au Ministère des
Déportés, allait vite me révéler quel destin avaient eu les déportés dits
déportés raciaux.
Quand ma fonction prit fin, en 1947, que faire de ma vie, de cette vie irrémédiablement marquée par la douleur et l’expérience d’avoir été méprisée ?
Je garde une reconnaissance émue au docteur Meignant, Président de l’Association Lorraine de Sauvegarde de l’Enfance et de l’Adolescence, psycho-neurologue, ami depuis qu’il m’avait offert, en dépit des lois d’exception, de travailler en 1940, au service d’enfants de son ressort, merci de m’avoir donné l’occasion de mettre en pratique les leçons que les années de clandestinité m’avaient asséné.
Quel lieu choisir pour créer le monde que j’étais décidée à construire ? Le doyen Jacques Parisot et le Docteur Meignant à qui j’avais exposé mon projet, me firent visiter des maisons dont était propriétaire l’Office d’Hygiène Social de Meurthe et Moselle, et qui étaient disponibles.
Celle qui me convint était une harmonieuse bâtisse au bord de la Seille. C’est là que je créai la Communauté de Han. Les bombardements l’avaient cruellement atteinte ; j’ai considéré le lieu favorable pour l’édification d’une société qui n’aurait aucun rapport avec les milieux où mes élèves avaient vécu jusque-là, où elles n’avaient connu que la misère de leurs échecs.
Reconstruire la maison en se reconstruisant soi-même fut le début de notre programme.
Donner à des jeunes qui ont été marginalisés la prise de conscience de leur propre dignité, leur révéler la gamme de leurs possibilités serait mon objectif.
Servir encore, mais autrement, orientait désormais, mon existence.
Beaucoup d’entre mes filles avaient connu l’enfermement dans les Bons Pasteurs, lieux intermédiaires entre couvent et prison. Elles s’y étaient avérées si insupportables que, de renvoi en renvoi, elles avaient connu quatre ou cinq placements successifs. Je les recevais hostiles, anarchiques et vindicatives, considérant à priori tout adulte comme ennemi potentiel, donc personne à défier, par principe. A peu près aucune n’avait été l’objet des soins d’une famille normale, aucune n’avait suivi une scolarité normale. Avant tout, elles avaient été des jeunes filles totalement inéduquées, ayant acquis une maturité sans rapport avec leur âge, du fait de leurs errances et de leurs diverses expériences. Elles étaient considérées « difficiles ». Un monde de préjugés entourait l’enfant difficile, comme s’il faisait partie d’une catégorie particulière nécessitant des mesures répressives. J’allais démontrer qu’en leur donnant la possibilité de se sentir responsables, elles peuvent se construire leur personnalité et acquérir l’équilibre, l’harmonie.
Eveiller la confiance entre mes pensionnaires et la confiance en nous était primordial. Nous avons commencé par leur montrer que la vie à édifier dans la maison dépendait de la valeur de chacune, que les règles de vie sont établies par elles seules, que la fréquentation de l’école, des ateliers ou des cercles de loisirs n’est décidée que par elles. Nous leur communiquions le sentiment d’être pionnières en quelque sorte, en tous cas, acteurs de leur existence, non victimes d’une décision à laquelle elles n’avaient pris aucune part.
Dix années ont été vouées à cet objectif de mener chaque enfant, chaque adolescente à son épanouissement. Beaucoup de bonheur m’a été donné de les voir ensuite agir, évoluer dans leur vie d’adultes.
A la lecture de mon livre, une ancienne élève, janine, m’a écrit : «merci à tes parents de t’avoir faite telle que tu es »
Au final, elle avait l’intuition de la réalité. Ce que j’ai réalisé avait bien été inspiré pour l’essentiel, par les qualités de respect d’autrui et d’amour, qu’avaient tenu à développer en moi la maman assassinée à Auschwitz et le père profondément blessé.
Qu’avait été pour moi être juive avant la guerre ?
Enfant, j’avais été
rétive à l’enseignement du « r’hassen’ » et mes parents n’avaient pas
insisté pour que se poursuive une instruction que je refusais. Les jours de
fête je les suivais à la synagogue et je m’ennuyais ferme pendant la cérémonie
dont je me rappelle seulement mon émotion à l’écoute des modulations des
chants.
C’est l’occupation, les lois dites d’exception, puis la
disparition de maman qui a donné valeur et sens à ma judéité, devenue lien
primordial, solidarité avec elle, comme avec la foule des victimes du racisme.
Ma judéité est dans
ma position contre intolérance et injustice. Elle me rend solidaire de ceux qui
travaillent obstinément à l’éducation des enfants, qui leur montrent, au-delà
des désillusions idéologiques, que la vie est un émerveillement. Ils sont mon
seul ardent espoir d’un monde qui, réellement instruit, serait libéré du drame
effroyable des racismes.